IL N'Y A QUE TOI ET LES OISEAUX...
Cette femme sur ces photos, c’est Yvonne, ou plutôt c’était Yvonne…
Yvonne que je n’aurais jamais rencontrée, si, la bonne aubaine, on ne m’avait proposé dans les années « 80 », une superbe chambre mansardée de 8 m2 avec vue sur la cour et toilettes sur le palier, dans le faubourg du Temple à Paris. J’allais et venais de chez moi à mes cours de théâtre, au cirque où je gagnais ma vie en présentant le spectacle et vivais une vie de jeune homme de 22 ans.
Elle, Yvonne avec ses 92 ans, passait le plus clair de son temps dans sa chambre à lire, à écrire, à écouter la radio, à préparer ses repas, mais surtout à rêver et à se réciter, pour la beauté du texte, et pour continuer à exercer sa mémoire, une tirade de Corneille, un poème de Rimbaud, si ce n’était une prière au bon Dieu. Car, toute croyante qu’elle était, elle avait depuis longtemps considéré que la maison de Dieu se trouve dans le cœur des hommes.
Sur ce point, il est vrai que la vie l’avait largement éprouvée, lui arrachant sa mère lors d’une opération de l’appendicite, puis quelques mois après son père qui, dans la force de l’âge, était fauché par un tramway. Et comble de l’horreur, son frère Pierre, qui était revenu de la guerre de 14, les poumons rongés par les gaz asphyxiants, et que durant deux ans elle avait soigné avec l’Amour qui n’évite pas la mort. Avec peut-être le même Amour dont elle aurait couvert celui qu’elle appelait son « promis », et qui, malgré son serment de retour, n’était devenu qu’un soldat inconnu, mort pour la France…
C’est dans ce couloir aux tomettes usées qu’elle empruntait plusieurs fois par jour pour se rendre à ce qu’elle appelait « La fontaine », et qui n’était autre qu’un point d’eau, qu’elle me proposa de venir prendre le thé chez elle. En entrant ce jour-là-là dans sa chambre, j’entrais pour toujours dans sa vie. Sa chambre de 6 m2 sans aucun confort, ni eau ni électricité, sa chambre avec un lit, une table, une chaise et une petite armoire, et le long d’un mur au-dessus du lit, une étagère bancale, surchargée de papiers et de boîtes : tout un passé, plié, enveloppé !!!
Dans cette chambre, où sur un camping-gaz chauffait l’eau pour le thé, auquel il était indispensable d’ajouter un croissant tartiné de rillettes, nous nous sommes parlé. Je lui ai parlé du théâtre, elle m’a parlé « des grands » qu’elle avait vus jouer. Je lui ai parlé de la vie, et plus précisément du mal de vivre, elle m’a dit : « La vie est l’école des âmes et l’âme est la substance de Dieu, impondérable, mais réelle, partout au sein de l’univers. C’est elle qui fait échec au démon de l’ordure. Il faut être petit avant d’être grand ».
L’amitié était née, il ne nous suffisait plus de parler, nous allions jusqu’à faire circuler un cahier de porte-à-porte sur lequel des écrits sur la mort, sur l'Amour, sur l'humilité, venaient s'intercaler entre les articles de journaux et les recettes de cuisine. Car, pour elle, manger rimait avec santé.
Michel Bony